19

 

Les riches armateurs ont pour habitude de fréquenter les milieux dorés de la jet-set internationale. De yachts luxueux en avions privés, de splendides villas en superbes suites d’hôtel, ils parcourent le monde dans leur quête incessante de pouvoir et de richesse.

Min Koryo Bougainville, elle, n’avait pas ces préoccupations. Elle passait ses journées dans son bureau et ses nuits dans son appartement petit mais confortable situé juste au-dessus. Elle avait des goûts simples, sa seule faiblesse étant un penchant pour les antiquités chinoises.

A douze ans, son père l’avait vendue à un Français qui exploitait une petite compagnie de navigation composée de trois tramps qui faisaient du cabotage entre Pusan et Hong Kong. La compagnie avait prospéré et Min Koryo avait donné trois fils à René Bougainville. Puis la guerre avait éclaté et les Japonais avaient envahi la Chine et la Corée. René avait été tué au cours d’un bombardement et ses trois fils avaient disparu quelque part dans le sud du Pacifique après avoir été enrôlés de force dans l’armée impériale du Japon. Seuls Min Koryo et l’un de ses petits-fils, Lee Tong, avaient survécu.

Après la reddition du Japon, elle avait renfloué l’un des bateaux de son mari qui avait été coulé dans le port de Pusan. Lentement, patiemment, elle avait constitué la flotte des Bougainville en rachetant de vieux cargos, ne les payant jamais plus que leur valeur à la ferraille. Les bénéfices étaient maigres ou inexistants, mais elle s’était accrochée. Lee Tong avait terminé ses études à l’université de Pennsylvanie et était venu la seconder. Alors, comme par magie, la compagnie maritime Bougainville s’était développée pour rivaliser bientôt avec les plus grandes flottes de la planète. Lorsque leur armada avait atteint cent trente-huit cargos et pétroliers, Lee Tong avait transféré les bureaux de la compagnie à New York. Selon un rituel bien établi, il venait tous les soirs discuter avec sa grand-mère des affaires de leur vaste empire.

Lee Tong avait l’apparence trompeuse d’un jovial paysan asiatique. Son visage rond était toujours orné d’un sourire qui paraissait sculpté dans l’ivoire. Si les autorités avaient pu mettre la main sur lui, elles auraient du même coup résolu la plupart des affaires maritimes crapuleuses demeurées impunies. Pourtant, chose étrange, personne n’avait de dossier sur lui. Il œuvrait dans l’ombre de sa grand-mère et ne figurait même pas parmi la liste du personnel de la compagnie. Mais c’était lui, l’anonyme de la famille, qui avait organisé toutes les combines illicites ayant contribué à l’essor de leur entreprise.

Trop méthodique pour placer sa confiance en des hommes de main, il préférait diriger lui-même les opérations clandestines. Il n’hésitait jamais à recourir au meurtre lorsque la situation l’exigeait. Il était aussi à l’aise dans un grand restaurant que dans n’importe quel coupe-gorge des docks.

Ce soir-là, il était installé à distance respectueuse du lit de Min Koryo, un fume-cigarette en argent planté entre ses dents inégales. Sa grand-mère désapprouvait cette habitude qu’il avait de fumer. Pourtant il tenait bon, pas tellement par plaisir, mais comme une manifestation d’indépendance.

« Dès demain, le F.B.I. saura comment le Président a disparu, déclara la vieille femme.

— J’en doute, affirma Lee Tong. Leurs spécialistes des analyses chimiques sont bons, mais pas à ce point. Je dirais plutôt trois jours. Et ensuite une semaine pour qu’ils découvrent le bateau.

— Assez pour effacer toutes les traces pouvant mener jusqu’à nous ?

— Largement, ômoni, la rassura Lee Tong en utilisant le mot coréen signifiant « mère ». Dors tranquille, toutes les pistes conduisent à la tombe. »

Min Koryo hocha la tête. L’allusion était claire : Lee Tong avait tué de ses propres mains les sept hommes qu’il avait engagés pour l’aider à enlever le Président.

« Toujours pas de nouvelles de Washington ? demanda-t-elle.

— Pas un mot. La Maison Blanche agit comme si rien ne s’était passé. En réalité, ils se servent d’un sosie pour le Président.

— Comment l’as-tu appris ?

— Par les informations de six heures. La télévision a montré des images du Président embarquant à bord de son avion pour son ranch du Nouveau-Mexique.

— Et les autres ?

— Ils semblent avoir aussi des doublures. »

Min Koryo but une petite gorgée de thé. « Je trouve assez drôle que nous puissions nous reposer sur le secrétaire d’Etat Oastes et le Cabinet du Président pour jouer cette comédie jusqu’à ce que Lugovoy soit prêt.

— Ils n’ont pas d’autre solution, fit Lee Tong. Ils n’oseront faire aucune déclaration officielle avant de savoir ce qui est arrivé au Président. »

La vieille femme contempla un instant les feuilles de thé au fond de sa tasse.

« Je crois malgré tout que nous avons vu un peu trop grand.

— Je comprends, ômoni. Les membres du Congrès ont simplement été ramassés dans le même coup de filet.

— Mais pas Margolin. C’était ton idée de le faire venir à bord du yacht.

— C’est vrai, reconnut Lee Tong. Mais Alexeï Lugovoy nous a dit que ses expériences n’avaient marché que onze fois sur quinze. Donc, si jamais il échoue avec le Président, il aura un autre cobaye à sa disposition.

— Trois autres, tu veux dire.

— Si tu comptes Larimer et Moran dans l’ordre de succession, c’est juste.

— Et si Lugovoy réussit avec tous ? demanda Min Koryo.

— Dans ce cas, tant mieux. Notre influence s’étendra plus loin que nous n’aurions osé le rêver. Mais, ômoni, je me demande parfois si tout cet argent vaut la peine que nous risquions ainsi la prison et la fin de notre compagnie.

— N’oublie pas, mon fils, que les Américains ont tué mon mari, ton père et ses deux frères pendant la guerre.

— C’est une vengeance qui pourrait nous coûter cher.

— Raison de plus pour protéger nos intérêts et veiller à ne pas nous faire doubler par les Russes. Le président Antonov fera tout pour ne pas nous payer notre dû.

— S’ils étaient assez stupides pour nous trahir à ce stade, ils perdraient tous les bénéfices du projet.

— Ce n’est pas ainsi qu’ils raisonnent, déclara Min Koryo avec gravité. Tous leurs actes s’appuient sur la méfiance. L’intégrité est un sentiment qu’ils ne comprennent pas et cela, mon fils, constitue leur talon d’Achille.

— Qu’envisages-tu de faire ?

— Nous continuons à jouer notre rôle d’alliés honnêtes et naïfs… »

Elle s’interrompit, l’air pensif.

« Et quand le projet de Lugovoy sera achevé ? » la pressa Lee Tong.

Elle leva la tête et un petit sourire naquit sur ses traits parcheminés tandis qu’une lueur malicieuse s’allumait dans ses yeux.

« Alors, nous tirerons la couverture à nous », conclut-elle.

 

Panique à la Maison-Blanche
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